Un vague soulèvement des paupières suffit à Léon pour comprendre qu'il s'est endormi comme une masse devant le documentaire sur Klimt qu'il avait absolument voulu voir à la télévision. En réalité il avait tellement voulu le voir qu'apprenant qu'il passait, il s'était débrouillé pour se dégoter un poste de télévision chez ses anciennes fréquentations. Comment? Oh, non, ce n'était pas du vol. C'était un peu comme le streaming: les sites sont en effet dans l'illégalité. Vous, vous ne faites que suivre le mouvement. Bref, toujours est-il qu'il était parvenu à s'assoupir devant quelque chose qui lui tenait vraiment à coeur. Et, si autrefois il aurait pu en rire ou même s'en fiche, que ça arrive précisément alors qu'il venait sortir de prison le déprimait profondément. Il faut le comprendre: ça signifiait que l'habitude du train train de la taule était devenu un mécanisme chez lui. Il s'était habitué à vivre comme une espèce d'être sans pensée ni sensibilité. Léon avait décidé, abattu par l'annonce de sa peine, de laisser de côté les passions. S'il fallait subir une punition quelconque, autant qu'elle soit totale. Il s'était enfoncé dans l'état d'esprit qu'il s'était fabriqué de toute pièces comme étant celui de la prison comme dans un tunnel, et n'avait pas cherché à y voir plus loin. Non, Léon n'avait pas été le détenu snobinard qui feuillette un bouquin sur Courbet dans sa couchette et se fait railler par son lourd compagnon de cellule, passé derrière lui au moment où il examinait l'Origine du monde.
"Il arrive parfois que l'on mente un peu. Je n'ai pas été très honnête en vous parlant des" années de prison du jeune Jarmush. C'est tellement facile de recourir aux clichés crasseux des loubards dégueulasses et illettrés traînant dans les prisons. Léon n'avait pas touché à l'art parce qu'il s'était rendu machine lui même, et que, sans doute, son orgueil avait été assez blessé pour qu'il refuse d'être lui même pendant ces années qu'il trouvait humiliantes, mais qui n'étaient en rien répugnables comme ça avait l'air dans Oz ou autre. Et pour dire la vérité, il y avait fait une rencontre plutôt importante, la deuxième rencontre après George à avoir marqué sa vie. Erik Gilliam, écrivain dans l'âme, chouette type équipé de deux filles apparemment superbes. De fait, il avait rencontré l'une des deux, Joan, qui, son caractère de cochon mis à part, n'était pas désagréable. Sans doute, ce père, et surtout cet homme qui allait au bout de ses projets, avait fait évoluer les choses dans l'esprit du jeune cambrioleur - et ce qui l'irritait surtout à ce moment précis, alors qu'il sortait d'un sommeil involontaire, c'était de s'être fixé des objectifs qu'il n'avait pas atteints. Comprenez moi bien: ne pas regarder un documentaire qu'on avait décidé de voir, ça n'a rien de scandaleux, signe avant coureur d'une apocalypse personnelle. Mais ce n'était qu'un chaînon de l'immense rouage qu'était sa flemme. Il se connaissait. Il s'était cru toute sa vie bon qu'à voler, la mort de George n'avait rien arrangé, et voilà qu'il était obligé de se fabriquer une vie de civil et d'agir en tant que tel. Pas de délinquance, pas de larcins, même menus. Parvenir à vivre de petits boulots, se bouger un peu donc, sans quitter des yeux l'art, puisqu'il était constitutif de sa vie, voilà la lourde tâche qu'il se devait d'accomplir. Et pour ça il lui faudrait se battre - ce qui ne serait pas mince affaire. Pour dire la franche vérité le futur lui apparaissait comme quelque chose de particulièrement angoissant. Léon aurait préféré crever la gueule ouverte que l’admettre, mais il avait peut de tout, maintenant. Autrefois, et c’est bien triste à signifier mais enfin, rien de ce qui touchait à l’illégalité ne l’effrayait. La peur du gendarme était passée d’abstraite à sensible au moment même où il avait senti les menottes se refermer sur ses poignets. Et voilà qu’il était devenu peureux pour absolument tout. Pauvre vieille carcasse prostrée.
Mais alors, que fallait-il faire? Comment pourrait-il changer, puisqu'il le fallait? Et surtout, voulait-il changer lui même? Léon était un irrémédiable casanier, un nostalgique des habitudes. Jeter une vieille radio lui paraissait déchirant, surtout si elle avait appartenu à George, ou si elle avait partagé son enfance. Alors changer, complètement ? A quoi c’était bon ? Puisque plus que l’art, le larcin était ce qui le rendait véritablement heureux. Récupérer George (le canidé, pas l'homme désormais cadavre) avait été un de ses premiers gestes d'homme libre. C'était maintenant un vieux chien, pas assez pour être incontinent et souffrir, assez pour être paresseux et couiner. En deux ans, le cabot était passé de jeune chien fou dans la fleur de l'âge à presque vieillard. Si Léon s'amusait de le voir récupérer son esprit joueur quand il l'envoyait chercher une balle, l'animal amenait des questions incessantes dans son esprit. Est-ce que l'homme, à l'instar de la bête, changeait radicalement en deux ans, sans même s'en apercevoir? Qu'était-il devenu, lui? Qui était-il? Et il tentait d'envoyer chier ces questions qu'il n'avait pas l'habitude de se poser, joyeux drille, et qui le rongeait comme une peste. Alors, amenez le déluge, les dix plaies d’Egypte ! Où sont-ils, tous ces grands prophètes qui menaient le monde de l’autre côté de l’apocalypse, dans cet endroit étrange qui s’appelait la terre promise, et à qui il fallait sacrifier tant de choses pour pouvoir la rencontrer ? Un rire silencieux secoua la cage thoracique du jeune cambrioleur. Voilà que l’ignorance la plus totale et son angoisse l’amenaient à la grandiloquence, au lyrisme et à la pseudo-poésie. Ca avait quelque chose de terriblement répugnant. Absolument dégueulasse, même. Il était temps de se trainer hors du canapé et d’aller se chercher une bière.
Ce fut en se levant, non pas de ses cendres mais du vieux canapé au tissu râpé, qu'il l'aperçut. En rentrant chez lui au sortir de sa cellule, il l'avait posé là sans faire attention pour se précipiter vers les fenêtres, les ouvrir pour virer cette odeur de renfermé, salope qui s'amusait à lui rappeler que maintenant, même sa propre demeure n'était plus vraiment son chez lui. C'était une petite boîte en carton, colis d'un père à sa fille aînée. Il ne l'avait pas ouvert, malgré sa curiosité, parce que l'emballage était trop fastidieux (des mètres et des mètres de scotch scellaient le couvercle) et par respect pour Erik. A côté du paquet, sur la table d'appoint, il avait posé l'adresse de la jeune femme, gribouillée sur un morceau de papier noirci par sa poche. Eiermarkt. Pas la porte d'à côté. En même temps, ici, rien n'était près. Léon vivait dans un no man's land, ce qui était beaucoup dire étant donné l'état de vide déjà avancé du centre même de Tulsa - et il en était plutôt heureux, d'autant qu'il s'en souvienne. Il enfila la veste, et laissant George ronfler là, pris le chemin du centre-ville. Ce n'était pas grand chose, mais au moins, il sortait de chez lui.
Quand il arriva devant la porte de l'autre fille Gilliam, celle qu'il ne connaissait pas, il apparut comme évident qu'il n'avait pas envie d'être le Messager grandiloquent qui tient le crachoir à ses clients. En conséquence, il regarda à droite, à gauche, puis crocheta consciencieusement la serrure. A l'intérieur, personne. Il posa la boîte sur la table basse de l'entrée, s'apprêtant à sortir directement. Oui mais voilà, chassez le naturel il revient au galop, et on pouvait, sur les murs, voir d'ici des toiles certes inconnues mais absolument intéressantes. Il s'approcha et enfila ses lunettes, oubliant spontanément qu'il n'était pas dans une exposition, mais chez quelqu'un, et absolument en effraction. |